Editorial
de Paul Krugman dans le New York Times Magazine -
extraits
publié et traduit par Courrier
International
du 9 Janvier 2003
L'Amérique
dans laquelle j'ai grandi - l'Amérique des années
50 et 60 - était une société de classes
moyennes, tant dans les faits que dans les apparences. Les
immenses écarts de revenus et de richesses de
l'âge d'or avaient disparu. (...) La
réalité quotidienne confirmait l'impression d'une
société plutôt égalitaire. Les
personnes qui avaient fait de longues études et
exerçaient un bon métier (cadres moyens,
professeurs d'université, voire avocats)
prétendaient souvent gagner moins que les ouvriers
syndiqués. Les familles considérées comme
aisées vivaient dans des maisons à deux niveaux,
avaient une femme de ménage qui venait une fois par
semaine et passaient leurs vacances d'été en
Europe. Mais, comme tout le monde, ces gens mettaient leurs
enfants à l'école publique et prenaient
eux-mêmes le volant pour se rendre au travail. Mais
c'était il y a longtemps. L'Amérique des classes
moyennes de ma jeunesse était un autre pays.
Nous connaissons
actuellement un nouvel âge d'or, aussi extravagant que
l'était l'original. Les palais sont de retour. En 1999,
The New York Times Magazine a publié un portrait de
Thierry Despont, "le pape des excès", un architecte
spécialisé dans les maisons pour richissimes. Ses
créations affichent couramment une superficie de 2000
à 6000 mètres carrés; les plus grandes
sont à peine plus petites que la Maison-Blanche. Inutile
de dire que les armées de domestiques sont
également de retour. Les yachts aussi. (...) Un bref
coup de projecteur sur le mode de vie des riches
dépourvus de goût ne donne pas une idée
précise des bouleversements qui sont intervenus dans la
distribution des revenus et des richesses dans ce pays. A mon
avis, rares sont ceux qui se rendent compte à quel point
le fossé s'est creusé entre les très
riches et les autres, sur une période relativement
courte. De fait, il suffit d'évoquer le sujet pour
être accusé d'appeler à la "lutte des
classes", à la "politique de l'envie" et ainsi de suite.
Aussi, très rares sont ceux qui sont disposés
à parler des profondes répercussions -
économiques, sociales et politiques - de cet
écart grandissant.
Et pourtant, on
ne peut comprendre ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis
sans saisir la portée, les causes et les
conséquences de la très forte aggravation des
inégalités qui a lieu depuis trente ans, et en
particulier l'incroyable concentration des revenus et des
richesses entre quelques mains. Pour comprendre l'actuelle
vague de scandales financiers, il faut savoir comment l'homme
en costume de flanelle grise a été
remplacé par le PDG au pouvoir
régalien.
Le divorce
conflictuel de Jack Welch, le légendaire ancien
président de General Electric (GE), a eu le
mérite inattendu de soulever un coin du voile sur les
privilèges dont bénéficient les grands
patrons. On a ainsi appris qu'au moment de partir à la
retraite, M. Welch s'était vu accorder l'usage à
vie d'un appartement à Manhattan (repas, vins et
blanchissage inclus), l'accès aux avions de l'entreprise
et de multiples autres avantages en nature, d'une valeur d'au
moins 2 millions de dollars par an. Ces cadeaux sont
révélateurs: ils illustrent l'étendue des
attentes des patrons, qui escomptent un traitement digne de l'
Ancien Régime*. En termes monétaires, cependant,
ces faveurs ne devaient pas signifier grand-chose pour M.
Welch. En l'an 2000, sa dernière année
complète à la tête de GE, il a gagné
123 millions de dollars, principalement sous forme d'actions et
de stock-options.
Mais les
salaires mirifiques des présidents des grandes
entreprises constituent-ils une nouveauté? Eh bien, oui.
Ces patrons ont toujours été bien payés
par rapport au salarié moyen, mais il n'y a aucune
comparaison possible entre ce qu'ils gagnaient il y a seulement
une trentaine d'années et leurs salaires d'aujourd'hui.
Durant ce laps de temps, la plupart d'entre nous n'avons obtenu
que de modestes augmentations: le salaire moyen annuel aux
Etats-Unis, exprimé en dollars de 1998
(c'est-à-dire hors inflation), est passé de 32
522 dollars en 1970 à 35 864 dollars en 1999 - soit une
hausse d'environ 10% en vingt-neuf ans. C'est un
progrès, certes, mais modeste. En revanche,
d'après la revue Fortune, la rémunération
annuelle des 100 PDG les mieux payés est passée,
durant la même période, de 1,3 million de dollars
(soit 39 fois le salaire du salarié lambda) à
37,5 millions de dollars par an, mille fois ce que touchent les
salariés ordinaires, soit une augmentation de 2884% en
vingt-neuf ans.
L'explosion des
rémunérations des patrons est un
phénomène en lui-même stupéfiant et
important. Mais il ne s'agit là que de la manifestation
la plus spectaculaire d'un mouvement plus vaste, à
savoir la nouvelle concentration des richesses aux Etats-Unis.
Les riches ont toujours été différents des
gens comme vous et moi, selon l'expression de Scott Fitzgerald
dans "Gatsby le Magnifique" en 1925. Mais ils le sont bien plus
maintenant - de fait, ils le sont autant qu'à
l'époque où l'écrivain a fait ce
célèbre commentaire. C'est une affirmation
controversée, pourtant elle ne devrait pas l'être.
Les données du recensement montrent incontestablement
qu'une part croissante des revenus est accaparée par 20
% des ménages et, à l'intérieur de ces 20
%, par 5 %. Néanmoins, nier cette évidence est
devenu une activité en soi, fort bien financée.
Les groupes de réflexion conservateurs ont produit
d'innombrables études qui tentent de discréditer
les informations, la méthodologie et, pis, les
motivations de ceux qui rapportent l'évidence. Ces
études reçoivent le soutien de
personnalités influentes dans les pages
éditoriales des journaux et sont abondamment
citées par des responsables de droite. (...)
Par leur simple
existence, tous ces efforts concertés sont
symptomatiques de l'influence grandissante de notre
ploutocratie. Mais, derrière cet écran de
fumée, créé à des fins politiques,
l'élargissement du fossé ne fait aucun doute. En
fait, les chiffres issus du recensement ne montrent pas la
véritable ampleur des inégalités parce
que, pour des raisons techniques, ils tendent à
sous-estimer les très hauts revenus. Or d'autres indices
montrent que non seulement les inégalités
s'accroissent, mais que le phénomène s'accentue
à mesure qu'on s'approche du sommet. Ainsi, ce ne sont
pas simplement les 20 % des ménages en haut de
l'échelle qui ont vu leurs revenus s'accroître
plus vite que ceux des classes moyennes: les 5 % au sommet ont
fait mieux que les 15 % suivants, le 1 % tout en haut mieux que
les 4 % suivants, et ainsi de suite jusqu'à Bill Gates
[le président fondateur de Microsoft est l'homme le
plus riche du monde, selon le classement du magazine
américain Forbes].
Des
résultats encore plus saisissants nous viennent d'une
enquête menée par les économistes
français Thomas Piketty et Emmanuel Saez. En se fondant
sur les déclarations fiscales, ils ont estimé les
revenus des personnes aisées, riches et très
très riches depuis 1913. Il en ressort avant tout que
l'Amérique des classes moyennes de ma jeunesse ne
correspond pas à l'état normal de notre
société, mais à un intermède entre
deux âges d'or. L'Amérique d'avant 1930
était une société dans laquelle un petit
nombre d'individus immensément fortunés
contrôlaient une grande part de la richesse du pays. Nous
ne sommes devenus une société de classes moyennes
qu'après le recul brutal de la concentration des revenus
durant le New Deal [politique menée par Roosevelt
à partir de 1933], et surtout durant la Seconde
Guerre mondiale. Les revenus sont ensuite restés assez
équitablement partagés jusque dans les
années 70: la forte progression des revenus durant les
trente années qui ont suivi 1945 a été
largement répartie au sein de la population.
Mais, depuis, le
fossé s'est rapidement creusé. MM. Piketty et
Saez confirment ce que j'avais pressenti: nous sommes revenus
au temps de Gatsby le Magnifique. Après trente
années durant lesquelles les parts des plus gros
contribuables étaient bien inférieures à
leurs niveaux des années 20, l'ordre antérieur a
été rétabli.
Et les grands
gagnants sont les très très riches. Un
stratagème souvent employé pour minimiser
l'aggravation des inégalités consiste à
recourir à une ventilation statistique assez
grossière, en divisant la population en 5 quintiles
comprenant chacun 20 % des ménages ou, au maximum, en 10
déciles. Le discours de M. Greenspan à Jackson
Hole se fondait par exemple sur des données par
déciles. De là à nier l'existence des
riches, il n'y a qu'un pas. Ainsi, un commentateur conservateur
pourrait concéder que la part du revenu national
accaparée par 10 % des contribuables a quelque peu
augmenté, avant de souligner qu'il suffit de gagner plus
de 81 000 dollars par an pour faire partie de cette
catégorie. Il ne s'agirait donc que d'un simple
transfert au sein de la classe moyenne.
Mais pas du
tout: ces 10 % comprennent certes un grand nombre d'individus
faisant partie de la classe moyenne, mais ce ne sont pas eux
qui ont le mieux tiré leur épingle du jeu.
L'essentiel de l'augmentation de la part de cette
catégorie sur ces trente dernières années
a été le fait du 1 % le plus riche (au-dessus de
230 000 dollars de revenus annuels en 1998) et non des 9 %
suivants. De plus, 60 % de l'augmentation
réalisée par ce 1 % sont allés à
0,1 % des contribuables, ceux dont les revenus annuels sont
supérieurs à 790 000 dollars. Et, pour finir,
près de la moitié de ces gains est allée
à 13 000 foyers seulement (0,01 % des contribuables) qui
disposent d'un revenu annuel de 17 millions de dollars en
moyenne.
Alors, il n'est
nullement exagéré de dire que nous sommes
entrés dans un second âge d'or. A l'époque
de l'Amérique des classes moyennes, la caste des
bâtisseurs de palais et des propriétaires de
yachts avait plus ou moins disparu. Selon MM. Piketty et Saez,
en 1970, 0,01 % des contribuables disposaient de 0,7 % du
revenu total: ils ne gagnaient "que" 70 fois la moyenne, pas de
quoi acheter ou entretenir une mégarésidence.
Mais, en 1998, ces 0,01 % ont perçu plus de 3 % de
l'ensemble des revenus. Cela signifie que les 13 000 familles
les plus fortunées des Etats-Unis disposaient, à
elles seules, d'un revenu presque égal à celui
des 20 millions de ménages les plus modestes - ou 300
fois supérieur à celui d'un ménage moyen.
(...)
On en a une
première illustration avec les
rémunérations des cadres supérieurs. Dans
les années 60, les grandes entreprises
américaines se sont comportées davantage comme
des républiques socialistes que comme de féroces
firmes capitalistes, et leurs dirigeants ressemblaient plus
à des bureaucrates du service public qu'à des
capitaines d'industrie. Je n'exagère pas. Il suffit de
se reporter à la description du comportement du chef
d'entreprise faite par John Kenneth Galbraith dans Le Nouvel
Etat industrie [Ed. Gallimard, 1968]. Selon
l'économiste, une gestion saine exige de la retenue.
Certes, le pouvoir de décision donne l'occasion de
gagner de l'argent, mais si chacun cherchait à le faire,
l'entreprise serait emportée par la cupidité. Un
homme d'entreprise qui se respecte s'abstient de faire ce genre
de choses; un code efficace interdit ce type de conduite. En
outre, la prise de décision collective fait en sorte que
les agissements, voire les pensées de chacun, sont
connus de tous. Tout ceci, selon Galbraith, plaçait la
barre très haut en matière
d'honnêteté personnelle.
Trente-cinq ans
après, un article en couverture de Fortune s'intitulait
"Vous avez acheté. Ils ont vendu". "Dans toutes les
entreprises américaines, est écrit en sous-titre,
les dirigeants ont vendu leurs actions avant que leurs
sociétés ne sombrent. Et qui se retrouve avec un
paquet d'actions sans valeur? Vous."
Je vous l'ai dit, notre pays a changé.
Laissons un
instant de côté les malversations actuelles, et
demandons-nous plutôt pourquoi les salaires relativement
modestes des patrons d'il y a trente ans ont atteint leur
niveau astronomique d'aujourd'hui. On a avancé deux
explications, qui ont en commun de mettre l'accent sur
l'évolution des normes et non sur des facteurs purement
économiques. La plus optimiste trouve une analogie entre
l'explosion des rémunérations des PDG et celle
des joueurs de base-ball. Les patrons qui coûtent cher
valent leur pesant d'or, parce que, pour une entreprise, avoir
l'homme qu'il faut représente un énorme avantage
par rapport à la concurrence. Dans la version plus
pessimiste - la plus plausible, selon moi - la
compétition pour attirer les talents joue un rôle
mineur. Certes, un grand patron peut faire la différence
- mais ces énormes rémunérations sont trop
souvent accordées à des dirigeants dont les
prestations sont au mieux médiocres. La principale
raison pour laquelle le chef d'entreprise gagne autant
aujourd'hui est qu'il nomme les membres du conseil
d'administration, lequel fixe sa rémunération et
décide des nombreux avantages accordés aux
administrateurs. Aussi, ce n'est pas "la main invisible du
marché" qui décide des revenus astronomiques des
cadres dirigeants, c'est "la poignée de main invisible"
échangée dans la salle du conseil
d'administration. Mais pourquoi ces patrons
n'étaient-ils pas aussi grassement payés il y a
trente ans? Là encore, il s'agit de culture
d'entreprise. Pour toute une génération,
après la Seconde Guerre mondiale, la peur du scandale a
imposé une certaine retenue. De nos jours, personne ne
s'offusque plus. En d'autres termes, l'explosion des salaires
des patrons traduit un changement social plutôt que la
loi purement économique de l'offre et de la demande. Il
ne faut pas la considérer comme une tendance du
marché, mais comme quelque chose d'analogue à la
révolution sexuelle des années 60 - un
relâchement d'anciennes contraintes, une nouvelle
permissivité. (...)
Les
économistes ont également contribué
à légitimer des niveaux de
rémunération autrefois impensables. Dans les
années 80 et 90, d'innombrables articles écrits
par des universitaires - popularisés dans les revues
économiques et intégrées par les
consultants dans leurs recommandations - donnaient raison
à Gordon Gekko [financier incarné par Michael
Douglas dans le film "Wall Street" , réalisé par
Oliver Stone en 1987]: la cupidité est une bonne
chose, et elle marche. Pour obtenir le meilleur des dirigeants
d'entreprise, prétendaient ces articles, il est
nécessaire d'aligner leurs intérêts sur
ceux des actionnaires. Et pour ce faire, il faut leur attribuer
généreusement des actions ou des
stock-options.
Loin de moi
toute insinuation sur la corruption personnelle des
économistes et des théoriciens du management. Il
s'agirait plutôt d'un processus inconscient et subtil:
les idées reprises par les écoles de commerce et
qui rapportaient de coquets honoraires de consultant ou de
conférencier, allaient dans le sens d'une tendance
existante et donc lui apportaient leur caution.
(...)
A l'heure
actuelle, 1 % des ménages touchent environ 16 % du
revenu total brut, et environ 14 % du revenu net. Cette part a
pratiquement doublé en trente ans, et elle est
désormais comparable à celle des 40 % de la
population les moins favorisés. Le transfert en faveur
des privilégiés est donc important. (...). Le
revenu moyen des ménages, hors inflation, a crû de
28 % entre 1979 et 1997. Mais le revenu médian - celui
d'une famille au milieu de l'échelle de distribution,
qui constitue un meilleur indicateur de la situation des
familles américaines - n'a augmenté que de 10 %.
Quant au revenu du cinquième de la population
situé au bas de l'échelle, il a même
légèrement baissé.
Nous nous
enorgueillissons, à juste titre, de notre croissance
économique sans précédent. Mais depuis
quelques dizaines d'années, il est frappant de voir
à quel point cette croissance a peu profité aux
familles ordinaires. Le revenu médian ne s'est accru que
d'environ 0,5 % par an - et ce gain était probablement
imputable pour l'essentiel à la durée plus longue
du temps de travail des femmes. En outre, les chiffres ne
reflètent pas la précarité grandissante
dont souffre le salarié moyen. A l'époque
où le constructeur automobile General Motors
était surnommé en interne "Généreux
Motors", nombre de ses salariés pensaient jouir de la
sécurité de l'emploi - l'entreprise ne les
licencierait que si elle n'avait vraiment plus le choix.
Nombreux étaient ceux dont le contrat de travail
prévoyait une assurance maladie même après
un licenciement. Ils bénéficiaient d'un
régime de retraite qui ne dépendait pas de la
Bourse. De nos jours, les entreprises bien établies
procèdent couramment à des dégraissages
massifs. Perdre son emploi, c'est perdre sa couverture
médicale, et comme des millions de personnes l'ont
appris à leurs dépens, un plan d'épargne
d'entreprise ne garantit en aucune manière une retraite
confortable.(...)
L'inégalité
aux Etats-Unis a atteint un niveau tel qu'elle est devenue
contre-productive. Jusqu'à une date récente, il
était pratiquement admis que, quoiqu'on en dise, les
nouveaux patrons "impériaux" avaient obtenu des
résultats qui faisaient paraître
négligeable le coût de leurs
rémunérations. Mais maintenant que la bulle
boursière a éclaté, il apparaît de
plus en plus clairement que la facture était trop
lourde. Le prix payé par les actionnaires et la
société dans son ensemble pourrait être
beaucoup plus élevé que le montant effectivement
versé aux PDG.
Les
détails des scandales financiers ont de quoi laisser
perplexe: emprunts d'initiés, stock-options, structures
ad hoc, évaluation au prix du marché
(mark-to-market), et autres dettes achetées avec
décote et revendues à leur valeur nominale
(round-tripping). Une telle complexité s'explique
aisément. Toutes ces pratiques étaient
destinées à favoriser les initiés,
à gonfler la rémunération du PDG et de ses
proches. Mais si l'on ne fait plus preuve d'aucune retenue au
sein de l'entreprise américaine, le monde
extérieur (y compris les actionnaires) se montre en
revanche toujours aussi pudibond et n'accepte pas encore que
des cadres supérieurs se livrent ouvertement au pillage.
Aussi faut-il camoufler les malversations, au travers de
techniques complexes que l'on peut présenter à
l'extérieur comme d'astucieuses stratégies
d'entreprise.
Les patrons qui
consacrent leur temps à imaginer des manières
innovantes de détourner l'argent de l'actionnaire pour
leur profit personnel ne s'occupent probablement pas
très bien des vraies affaires de l'entreprise (pour
preuve, les cas d'Enron, Worldcom, Tyco, Global Crossing,
Adelphia, entre autres). Les investissements choisis parce
qu'ils donnent l'illusion de la rentabilité, pendant que
les initiés lèvent leurs options d'achat
d'actions, représentent un gaspillage de
précieuses ressources. Et lorsque prêteurs et
actionnaires rechignent à mettre la main au portefeuille
parce qu'ils n'ont plus confiance, c'est l'ensemble de
l'économie qui en pâtit.
Les partisans
d'un système dans lequel certains s'enrichissent
énormément se sont toujours appuyés sur
l'argument suivant: l'attrait de la richesse constitue une
grande motivation. Motivation, d'accord, mais pour quoi faire?
Plus on apprend ce qui se passe dans les entreprises
américaines, moins on est convaincu que ces mesures
incitatives ont effectivement encouragé les patrons
à travailler dans notre intérêt à
tous. (...)
Les importantes
réductions d'impôts des vingt-cinq
dernières années - celles décidées
par Ronald Reagan dans les années 80 et celles de George
W. Bush - ont toutes joué fortement en faveur des
très riches. (Malgré la confusion savamment
entretenue, plus de la moitié des allégements
fiscaux de Bush profiteront en fin de compte à 1 % des
ménages, les plus fortunés bien sûr). La
principale augmentation d'impôts durant cette
période, à savoir l'alourdissement de
l'imposition des revenus du travail dans les années 80,
a frappé avant tout la classe
ouvrière.
L'exemple le
plus frappant de l'évolution de la politique au
bénéfice des riches est le mouvement en faveur
d'une suppression des droits de succession. Ces droits
représentent avant tout un impôt sur la fortune.
En 1999, seules 2 % des successions, les plus grosses, les ont
supportés, et la moitié de cet impôt a
été payée par 3 300 successions seulement,
soit 0,16 % du total. Un quart des recettes proviennait de 467
successions seulement. (...)
A mesure que le
fossé entre les riches et les autres se creuse, la
politique économique défend toujours plus les
intérêts de l'élite, pendant que les
services publics destinés à l'ensemble de la
population, notamment l'école publique, manquent
cruellement de moyens. Alors que la politique gouvernementale
favorise les riches et néglige les besoins de la
population, les disparités de revenus ne cessent
d'augmenter.
Les Etats-Unis
des années 20 ne constituaient pas une
société féodale. Néanmoins,
c'était un pays dans lequel d'immenses
privilèges, souvent hérités, formaient un
contraste frappant avec une misère noire. C'était
également un pays dans lequel l'Etat, plus souvent que
de raison, se mettait au service des privilégiés
tout en faisant fi des aspirations de l'homme de la
rue.
Cette
époque est, dit-on, révolue. Mais qu'en est-il
réellement? Les inégalités dans
l'Amérique d'aujourd'hui ont retrouvé leurs
niveaux des années 20. Les gros héritages ne
jouent plus un grand rôle dans notre
société, mais avec le temps - et l'abrogation des
droits de succession - nous permettrons la formation d'une
élite héréditaire tout aussi
éloignée des préoccupations de
l'Américain moyen. A l'instar de l'ancienne
élite, la nouvelle exercera une énorme influence
politique. Dans son livre Wealth and Democracy [Richesse et
Démocratie] , Kevin Phillips émet cette
sombre mise en garde en guise de conclusion: "Soit la
démocratie se renouvelle, avec une renaissance de la vie
politique, soit la fortune servira de ciment à un
nouveau régime moins démocratique: une
ploutocratie, pour l'appeler par son nom." C'est un point de
vue extrême, mais nous vivons à l'heure des
extrêmes. Même si les apparences de la
démocratie demeurent, elles risquent de se vider de leur
sens. Il est par trop facile de deviner le pays que nous
pourrions devenir, un pays dans lequel de grands
privilèges seront réservés aux individus
qui ont le bras long; un pays dans lequel l'homme de la rue
voit son horizon bouché; un pays dans lequel
l'engagement politique semble inutile, parce qu'au bout du
compte seule l'élite voit ses intérêts
défendus.
Paul
Krugman