Tout d'abord, bravo aux Français pour leur nouvelle capacité à ne plus se laisser berner par la propagande des médias, ni par les mensonges et les manipulations des politiciens, ni par la campagne d'intimidation et de culpabilisation menée contre les électeurs du Non.
Contrairement aux prévisions de ceux qui avaient conçu la Constitution pour la rendre hermétique et incompréhensible, les Français ont manifesté un intérêt intense pour le texte qui a suscité des débats passionnés jusque dans les cafés, les bureaux ou les soirées entre amis. Perfidement, Valery Giscard d'Estaing conseillait aux Français de ne lire que les parties I et II de la Constitution, la partie III n'étant "pas importante", alors que cette partie III était au contraire l'élément-clé du piège libéral de cette Constitution. Heureusement, les Français ne s'en sont pas tenus aux bons conseils de Giscard.
Peut-être grâce aux 200 ans d'expérience démocratique de la France, les citoyens de ce pays ont su détecter les pièges de cette constitution, et faire preuve une nouvelle fois d'un bel esprit de Résistance, en refusant de se résigner à l'inacceptable, même quand l'inacceptable semble inéluctable.
Le Non à la constitution n'était pas un Non à l'Europe. Ce n'était pas un vote de repli ou de frilosité, comme certains essayent de le suggérer. Les citoyens français ont simplement la sagesse de refuser une constitution anti-démocratique qui tentait d'établir pour l'éternité:
- un parlement privé du pouvoir de légiférer
- un gouvernement européen qui n'est ni élu ni responsable devant le parlement
- des droits civiques en trompe-l'oeil
- une camisole de force libérale qui "constitutionnalisait" l'orientation ultra-libérale de l'Europe, et rendait définitive la "mondialisation économique", c'est à dire la mise en concurrence directe des salariés de tous les pays, au moyen de la suppression de toute restriction aux échanges mondiaux de marchandises et de capitaux, en supprimant les taxes douanières indispensables pour protéger les emplois européens de pays comme la Chine où les conditions sociales créent une concurrence déloyales.
Cette victoire du Non est un rejet massif du libéralisme, générateur de précarité, de chômage, d'insécurité sociale, d'abandon des services publics, et d'un nouvel esclavage pour les salariés. C'est un rejet d'un modèle de société où l'homme est au service de l'économie, et non l'économie au service de l'homme. C'est le rejet d'un monde où l'homme, la nature, ou la culture sont considérés comme des simples marchandises.
Le Non à la Constitution exprime le refus d'une Europe faite contre les peuples et au seul bénéfice des entreprises. C'est aussi une révolte contre des dirigeants européens qui ont tout décidé depuis 10 ans dans le dos des citoyens. Il n'y a eu aucun débat public au sujet de la suppression des taxes douanières indispensables à l'Europe pour protéger ses emplois, ni à propos d'autres sujets importants comme la "libéralisation" des services publics, la directive Bolkestein, et l'encouragement du dumping social et fiscal au sein de l'Europe.
Il n'y a pas eu non plus de débat public au sujet de l'élargissement à 25 pays, alors que cet élargissement entraînait un changement de la nature même du projet européen. Pendant longtemps, ce projet était de construire progressivement une Europe politique, avec un haut niveau d'intégration entre des pays réunis par un idéal, un projet, des valeurs, des objectifs et des intérêts communs. L'arrivée de 10 nouveaux pays aux situations économiques, sociales et géopolitiques très différentes a fait de l'Union Européenne un ensemble plus hétérogène, rendant plus difficile l'émergence d'une Europe politique qui puisse s'affirmer face aux Etats-Unis ou à la Chine. Plus l'Europe s'élargit, plus elle limite son avenir immédiat à une simple union commerciale et monétaire où l'homogénéité des pays-membres n'a finalement plus d'importance. Pour satisfaire la cupidité des entreprises en leur offrant un réservoir de main d'oeuvre bon marché en Europe de l'Est, les dirigeants européens ont sacrifié le projet européen initial. Le libéralisme a tué l'Europe en sapant la confiance et le "désir d'Europe" des citoyens.
C'est encore pour satisfaire les intérêts des entreprises qu'il a été décidé de "constitutionnaliser" les orientations économiques "libérales". Avec cette tentative de détournement de la démocratie, les serviteurs du libéralisme ont également mis en danger le projet de constitution et sa capacité à obtenir l'adhésion populaire.
Le résultat du référendum sur la Constitution est sans équivoque, par l'ampleur de la victoire du Non et par le fort taux de participation (70%).
Ce Non massif traduit une crise majeure de la démocratie en France, car il est désormais évident que les "représentants du peuple" issus des grands partis politiques ne représentent plus la volonté et les aspirations des citoyens. Les députés et sénateurs avaient adopté le projet Constitution européenne à plus de 90%, alors que les électeurs l'ont rejeté à plus de 55%. Ce rejet est le plus marqué dans l'électorat populaire: 60% des salariés et 80% des ouvriers ont voté Non, ainsi qu'une majorité des jeunes. Le fossé entre le "monde d'en-haut" et le "monde d'en-bas" est devenu un abîme. Les "autistes" du PS (gauche libérale) et de l'UMP (droite libérale) sont désormais complètement déconnectés de la réalité telle que la vivent les citoyens ordinaires.
Ce Non massif des Français est aussi un désaveu cinglant pour les grands médias qui avaient fait bloc pour peser de tout leur poids en faveur du Oui. La propagande des médias semble ne plus avoir autant de prise sur les esprits. Les citoyens ont commencé à comprendre que les médias font partie intégrante du "système" dont ils défendent naturellement les intérêts. (Par leur niveau de salaire, par leur appartenance aux réseaux d'influence occultes, et par les privilèges dont ils bénéficient, les grands journalistes et éditorialistes appartiennent incontestablement au monde d'en-haut. De plus, la quasi-totalité de ces médias sont la propriété de multinationales ou sont contrôlés par le gouvernement.)
Aux élections présidentielles de 2002, les Français ont infligé une défaite humiliante à Lionel Jospin, premier ministre sortant et candidat de la gauche libérale, éliminé dès le premier tour. Elu président en promettant de réduire la "fracture sociale", Jacques Chirac s'est empressé de conduire une politique libérale encore plus marquée que celle de Jospin. Deux ans plus tard, à l'occasion des élections régionales d'avril 2004, les Français ont infligé une défaite cuisante à la droite libérale au pouvoir, avec une victoire de la gauche dans toutes les régions sauf l'Alsace. Une deuxième fois, Jacques Chirac avait promis de tenir compte du mécontentement exprimé, mais il avait maintenu à son poste le premier ministre Jean-Pierre Raffarin pour continuer d'appliquer son programme de démolition sociale.
Après avoir dit Non massivement à la gauche libérale, puis Non encore plus massivement à la droite libérale, les Français ont cette fois adressé un Non massif simultanément à la droite libérale et à la gauche libérale. Mais les dirigeants politiques vont probablement tenter une nouvelle fois d'ignorer ou de
travestir le message des électeurs...
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